Les jouets de la fête de la Mi-Automne au Việt Nam

de | octobre 19, 2017

par ĐINH Trọng Hiếu

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Dès 1884, lors de la « conquête du Tonkin », le Docteur Hocquard, médecin militaire, au cours de ses pérégrinations à Hà Nội, notait déjà : « Deux jolies congais (en note : « jeunes filles »), conduites par une vieille femme, s’approchent pour me vendre des fleurs. Leurs bouquets sont arrangés d’une façon originale ; elles ont dressé une petite pyramide de terre glaise sur une rondelle découpée dans un tronc de bananier ; dans cette glaise elles ont fixé des fleurs, de petites branches d’arbres, des baies rouges et violettes qui la masquent complètement et dont les couleurs savamment combinées font un effet ravissant. Les Annamites montrent aussi un talent remarquable pour fabriquer avec des fleurs et des fruits toutes sortes d’animaux fantastiques. Ils forment ainsi des corbeilles qui servent à orner les tables les jours de réjouissances, ou l’autel des ancêtres à l’époque des grandes solennités » (Hocquard, Une campagne au Tonkin, 1892, pp. 106-7). En quelques phrases, Hocquard avait quasiment tout noté, des techniques d’arrangement des fleurs à la fabrication des figurines fantastiques, et surtout la destination de ces objets lors de grandes fêtes, sur l’autel des ancêtres, c’est la tradition des bày cỗ toujours vivaces de nos jours.

 

Fig. 1 Plateau de fleurs et fruits (mâm hoa quả). Hà Nội.Phot. Đ.T.H.,1979.

Dans une étude sur les Mœurs et coutumes du Vietnam (Việt Nam phong tục) publiée en 1915, le lettré Phan KếBính apportait d’autres précisions : « Le 15 du 8è mois[1] est la fête de la Mi-Automne[2]. Cette fête, nous avons l’habitude de l’appeler fête des enfants, ce qui n’empêche pas certaines familles de faire de grands frais à cette occasion. Pendant la journée, on prépare un festin que l’on offre aux mânes des ancêtres ; la nuit venue, on dispose un festin en l’honneur de la lune ; on présente aussi beaucoup de pâtisseries et de fruits dont les teintes et les couleurs, diverses et variées, rutilent en une bigarrure de bleu, de rouge, de blanc, de jaune. Les jeunes-filles de la ville rivalisent d’adresse et d’habileté : elles pèlent des papayes et les découpent en fleurs de toute espèces, elles pétrissent la farine et la moulent[3]en écrevisses, en poissons, également beaux à voir »[4].

Ce sont à peu près les seules sources historiques fiables que nous avons trouvées. Elles montrent que la tradition de dresser les tables de festin (bày cỗ), couplée à la célébration de la pleine lune d’automne remonte loin dans le temps. A la fin du XIXe siècle, c’était un rituel bien rodé, certes limité aux familles aisées, mais déjà « fête des enfants ». A cette occasion, en dehors des ornementations confectionnées à partir de fruits et légumes, de nombreux jouets sont fabriqués à destination de nosjeunes. On en distingue trois courants principaux, liés aux rues et quartiers du vieux Hà Nội : jouets en ferblanterie (đồ chơi bằng thiếc, ou plus exactement en fer blanc, đồ sắt), attachés à la rue appelée Phố Hàng Thiếc (Rue des Ferblantiers[5]), qui existe toujours à Hà Nội.

Fig. 2. Jouets en ferblanterie. A gauche : scènes historiques, scènes de production du riz (xay gạo), et scènes de rue (pousse-pousse, marchand de phở). Cliché Léon Busy, circa 1914. © Musée Départemental Albert Kahn. A droite : scène de combat contre deux tigres. Les tigres et le                  combattant bougent quand on tire le jouet. Ces mouvements sont actionnés par un mécanisme lié aux roues. Collection Madeleine Colani, Musée de l’Homme, actuellement au Quai Branly.© Vũ Thế Long.

Une autre catégorie de jouets est constituée par des lampions divers et variés. A Hà Nội, deux centres de fabrication et/ou de vente : jadis, le long de la Rue du Chanvre (Phố Hàng Ngang), ou bien de nos jours, Rue des Ex-Votos (Phố Hàng Mã). Ces lampions, souvent de taille impressionnante, sont faits avec du papier huilé ou du papier transparent, avec comme motifs des animaux ou bien des objets réels ou imaginaires. Actuellement, quelques « villages de métiers », alentours de Hà Nội, perpétuent encore cette tradition. Récemment, une étudiante de l’Institut National du Patrimoine, s’est lancée dans la restauration d’une lanterne en forme de crabe rouge, d’un mètre d’envergure, de la collection du Musée du Quai Branly. Cette lanterne ressemble à s’y méprendre à celle photographiée par Võ An Ninh dans les années 1940 (voir infra).

 

Fig. 3. Lanternes et lampions. A gauche : Lanternes en papier huilé, en formes d’animaux aquatiques (poissons, écrevisses, crabes), Rue Hàng Gai. Cliché Léon Busy, circa 1914. © Musée Départemental Albert Kahn. A droite : Lampions variés (poissons, papillons, avions), près du Chợ Bến Thành, Sài-gòn. Cliché Võ An Ninh, circa 1950.

La troisième catégorie des jouets doit être la plus populaire et la plus répandue, il s’agit de figurines en pâte de riz appelées con giống, et dont la signification devrait être proche des « animaux de la création » réunis en une sorte d’Arche de Noé, pour « perpétuer les espèces ». Ces jouets, contrairement aux précédents, après une période d’effacement, connaissent actuellement un regain d’intérêt. C’est ce qui m’amène à en parler plus longuement. Dès mon premier retour sur le terrain à Hà Nội, à l’automne 1979, j’avais demandé à rencontrer leurs fabricants. Hélas, c’était méconnaître la suspicion des gens de l’Institut d’Ethnologie du Vietnam qui voyaient d’un mauvais œil ma démarche, croyant avoir affaire à quelqu’un qui « chercherait à ressusciter des pratiques superstitieuses ». Heureusement, j’avais le soutien du Professeur Phạm Huy Thông, historien formé en France et qui me fit volontiers plusieurs autorisations, grâce à ces sésames j’ai pu rencontrer une dame âgée de plus de 90 ans, réputée pour son habileté manuelle et ses con giống. Pour des raisons de « vigilance », j’ai évité de noter son nom ainsi que ses coordonnées exactes, à l’époque on était en pleine « guerre frontalière »(chiến tranh biên giới). Madame Đài, guide au Comité des Sciences sociales, m’amena chez cette grand-mère d’âge respectable.Elle habitait les dépendances d’une grande villa dont, bien qu’ancienne propriétaire, elle n’avait plus droit à la jouissance, le bâtiment étant devenu siège du Front de la Patrie, boulevard Trần Hưng Đạo, à Hà Nội. Je donne tous ces détails pour que ceux qui s’intéressent à cette tradition de fabrication puissent retrouver trace de cette grand-mère, de ses descendants et suivre ainsi le rayonnement de sa marque de fabrique. En effet, depuis quelques temps, un chercheur et artisan, monsieur Trịnh Bách, avait porté son dévolu sur les jouets traditionnels du Vietnam : son initiative mérite louanges et soutien. Pour de plus amples informations sur la fabrication de ces figurines, je prie le lecteur de se reporter à nos publications, ainsi qu’aux articles sur Internet qui relatent les trouvailles de monsieur Trịnh Bách, lesquelles suscitent actuellement beaucoup d’engouements. Ici, je ne ferai que donner quelques remarques d’ordre général, en insistant sur l’intérêt de ces jouets de notre enfance, ainsi que sur leur valeur éducative.

La fabrication de ces con giống était assez diffuse, au point de vue de la répartition géographique : familiale, elle était le fait de jeunes-filles de familles aisées, qui, devenues grands-mères d’âge respectable, continuaient à les fabriquer, pour que les plus jeunes aillent les revendre aux boutiques de la Rue du Sucre (Phố Hàng Đường), ou bien au Marché Đồng Xuân, situé dans le même quartier, sans que l’on puisse désigner cette tradition comme étant du « Marché de Đồng Xuân ». Quelques « villages de métiers », tel que Xuân La, s’étaient spécialisés dans cette fabrication, mais leurs productions restaient confidentielles.

Curieusement, une étude faite par l’un des premiers chercheurs vietnamiens sur cette fête de la Mi-Automne, Nguyễn Văn Huyên[6], laissait dans l’ombre ces figurines qu’on confondait même avec des « pâtisseries »[7]. Cependant, les dessins qui illustrent cet article, dus au talent de Mạnh Quỳnh, laissaient voir une grande constance formelle entre ces figurines de 1942 et celles que j’ai collectées en 1979. Quelques-unes de ces figurines étaient ramenées par Madeleine Colani : déposées au Musée de l’Homme (vers 1930), recouvertes de poussières, elles ont été transférées au Musée du Quai Branly, sans qu’aucune étude ne fût faite.

 

    Fig. 4. Constance formelle. Animal imaginaire comme le Ki Lin (en haut, à gauche), ou bien oiseau (en haut, à droite), ou un cheval harnaché
(en bas, à gauche), voire un cyprin (en bas, à droite), ces animaux sont restés inchangés durant 75 ans, et ce, sans autre modèle
qu’une transmission visuelle. Dessins de Mạnh Quỳnh, 1942; photos Đ.T.H., 1979.

 

         Fig. 5. Perpétuation des motifs ornementaux : même couleur rouge du crabe, mêmes motifs floraux sur les socques, même utilisation des plumes colorées, même ornement sur la carapace de la tortue… Photo centrale de Trịnh Bách. Les deux autres photos : Đ.T.H., 1979.

Ces figurines modelées dans de la pâte de riz, avec adjonction de sucre, devaient, à l’origine, être comestibles, puisque les colorants utilisés n’étaient pas des colorants chimiques à base d’aniline, mais des colorants obtenus à partir des végétaux. Plus d’une fois, enfants, en nous livrant à des soins vétérinaires sur ces figurines, soit pour recoller une queue ou une patte cassée, soit par gourmandise, nous n’avions pas su résister au plaisir de goûter un peu de cette substance point trop mauvaise, mais très vite, une maman attentive ou une nourrice nous arrêtait immédiatement. Les graines de courbaril ou des verroteries (hạt cườm) utilisées en guise d’yeux ne sont guère comestibles, de même que les rembourrages en papier mâché ou en balles de paddy. Par la suite, la coloration à l’aniline rendra dangereuse la consommation des figurines qui, en plus, seront recouvertes d’une couche de vernis pour les protéger et de nos morsures et de la moisissure ! Les figurines con giống, dès lors, en quittant le domaine alimentaire, acquirent pleinement leur statut de « jouets ».

Fig. 6. Fabrication des figurines. La confection des figurines con giống est empreinte de gestes graves, pensés, réfléchis, et non seulement planifiés dans le temps ou insérés dans un espace bien défini. Elle n’obéit pas prioritairement à un but commercial. On observe le réel, mais laisse une part à l’imaginaire et ne dédaigne point la signification symbolique. Ainsi, les « doigts » du cédrat s’ouvrent sur le sommet du plateau de fruits, au lieu de se refermer, c’est un geste d’offrande, nous expliquait la grand-mère. Photos Đ.T.H., 1979.

Néanmoins, ces jouets gardent une part de non-dit sur l’initiation d’un jeune enfant à la reconnaissance de son environnement : en jouant, naïvement, implicitement, il notera telle caractéristique d’un animal étrange, telle forme de l’iguane, tel coloris du grenadier ou de la pomme-cannelle. Son univers n’est pas cependant cantonné aux animaux domestiques, le tigre, le cobra, l’éléphant s’y retrouvent, comme la plupart des animaux de la création. Mais la grand-mère, qui avait dépassé largement ses 90 ans en 1979 et qui, à l’heure qu’il est, n’est plus de ce monde, y a veillé : chaque fabricant, comme elle, prend un soin extrême à façonner des animaux toujours du même gabarit. Il n’y a pas un animal qui soit plus grand qu’un autre. Dans un domaine où la taille, et surtout la grande taille, est synonyme de la force, d’une certaine suprématie d’un être vivant par rapport à un autre, ce n’est pas un hasard si tous les animaux ont la même taille : l’éléphant n’est pas plus gros que le chien, et la souris de la même taille que le cochon ! Par la suite, au cours du temps, se sont adjointes à ces figurines de base, d’autres certainement issues du « Culte des Trois Mondes » : socques consacrées, déesses-mères des zones aquatiques sur leur embarcation (đức mẫu thoải)…

Dans un monde où, souvent, la force prime le droit et où la grande taille impressionne, ces jouets traditionnels des enfants vietnamiens sauvent à la fois l’imaginaire et plaident pour une égalité des espèces. Un respect de la biodiversité, avant la lettre, ou simplement hommage à la Pleine Lune où trône encore, par temps clair, notre fameux bouvier-menteur : petit Cuội ?

 

Fig. 7. Image de gauche :De l’égalité des espèces. La souris (à gauche) est aussi grande que le cochon (à droite). Collection et photo de l’auteur. Image de droite : Menus détails : dans la même lune d’automne, les Chinois voyaient des animaux fabuleux (crapaud thiềm thừ ou lapin de jade), les Vietnamiens voient notre bouvier-menteur, assis sous un banian (thằng Cuội ngồi gốc cây đa). Dessin de Mạnh Quỳnh, 1942.

Je ne résiste pas au plaisir de terminer cet article par une scène photographiée par le grand photographe Võ An Ninh : des enfants, le regard émerveillé, au-dessous d’une énorme lanterne en forme de crabe, exactement la même que l’on vient de restaurer récemment.

Fig. 8. L’émerveillement. Photo de Võ An Ninh (détails), circa 1940.

 

Quelques lectures : liens Internet.

-« Les figurines en pâte de riz con giống de la fête de la Mi-Automne » :

http://www.alascaonline.org/docs/diendan/FigurinesMi-AutomneVersionVN.pdf

-« Làm lại đèn trung thu xưa vì thương con trẻ thời nay » :

http://tuoitre.vn/lam-lai-den-trung-thu-xua-vi-thuong-con-tre-thoi-nay-1390099.htm

-« Phục hồi con giống bột Trung Thu » :

https://www.voatiengviet.com/a/con-giong-bot-to-he-te-trung-thu/4036827.html

 

[1]Il s’agit du 8è mois lunaire, c’est-à-dire généralement le 9è ou 10è mois solaire. Cette année, au Vietnam,  la fête tombe le 4 Octobre, et, avec le décalage horaire, le 5 Octobre en France.

[2] En vietnamien :Trung Thu, d’après l’appellation chinoise Zhong Qiu (Milieu Automne).

[3]Plus exactement : modèlent. On n’utilise guère des moules pour fabriquer ces figurines. Nous donnons ici la traduction de Maurice Durand du texte cité.

[4]PHAN KếBính, Việt Nam phong tục (Mœurs et coutumes du Vietnam), 1915, cité in DURAND Maurice, « La fête de la mi-automne », Dân Việt Nam (Le peuple vietnamien). Ecole Française d’Extrême-Orient, 1948, N° 1, pp. 23-4.

[5]Auparavant, dans la Rue des ‘Etainiers’ (Thiếc), ou bien Rue des Dinandiers, on fabriquait des objets cultuels en étain.

[6]Nguyễn Văn Huyên, docteur ès lettres à la Sorbonne dans les années 1930, fut également membre de l’E.F.E.O., puis ministre de l’Éducation Nationale.

[7]NguyễnVăn Huyên, « La fête de la mi-automne », Indochine, 1942, N° 108. Traduction en vietnamien dans Nguyễn Văn Huyên toàn tập (NguyễnVăn Huyên, Œuvres complètes). 2001.

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