Marguerite Duras et le Vietnam

de | novembre 3, 2014
Marguerite à quinze ans

Marguerite à quinze ans

A Hochiminh Ville, depuis le 17 Mai 2011, le lycée Français International  porte le nom de Marguerite Duras. Au cours des siècles les différents lycées Français au Vietnam ont porté des noms  prestigieux,  de personnages célèbres,  personnalités politiques comme Albert Sarraut, Chasseloup Laubat , Jules Ferry , Félix Faure, ou littéraires comme Jean Jacques Rousseau, Colette, Blaise Pascal, ou scientifiques comme Yersin, Marie Curie, et maintenant au XXème siècle  Marguerite Duras.

Qui est donc Marguerite Duras ?  En Avril 2014, Marguerite Duras aurait eu cent ans. Femme de lettres, comme elle se présentait, Marguerite Duras fut un personnage aux mille facettes : Elle fut écrivaine, metteur en scène, scénariste, journaliste, résistante pendant la guerre franco-allemande de 1936-45, communiste jusqu’en 1950, engagée auprès des étudiants et des femmes en Mai 68. Elle a traversé le XXe siècle en déposant son empreinte dans des domaines variés. On peut l’adorer ou la détester, l’encenser ou la critiquer, mais il est impossible de rester indifférent à son écriture magique, sa forte personnalité, sa  générosité, sa vie chaotique, ses amours hors du commun !

Le premier livre que j’ai lu de Marguerite Duras a été «  Barrage contre le Pacifique  (1950) » Titre étonnant !   S’agit-il d’un roman de guerre concernant une invasion militaire par l’Océan Pacifique ? Loin de là ! Il s’agit de l’histoire dramatique d’une famille d’Enseignants  Français, débarqués en Indochine au début  du XXe siècle, bercés par les lectures de Pierre Loti et ses voyages dans le « Pacifique », les îles exotiques du Japon,  et qui se sont retrouvés  au bord de la Mer de Chine méridionale dans le Golfe de Siam  (et non le Pacifique) avec leurs rêves brisés par les abus de l’Administration Coloniale !

J’ai  été immédiatement touchée, émue par les malheurs  de cette famille écrits, réécrits dans  des  ouvrages que certains chercheurs  appelèrent « le Cycle Indochinois »[1], c’est-à-dire : «  l’Eden Cinéma » (1977) « l’Amant »(1984),  « l’Amant de la Chine du Nord »(1991), œuvres fascinantes qui m’incitèrent à rechercher leur dénominateur commun.

Ce « Cycle Indochinois » s’articule autour d’un axe formé par l’Indochine Coloniale,  le personnage de la  Mère combattive, tenace, courageuse, le Grand frère voyou, l’Autre Frère doux et tendre .On pourrait comparer cette œuvre  à un arbre dont les racines sont enfouies dans la Terre du Vietnam, dont le tronc vigoureux et tortueux est la Mère ( Marie Donnadieu) et dont les branches s’épanouissant au fil du Temps cachent dans un feuillage touffu la petite Marguerite , ses frères Pierre et Paul , ses amours, ses chagrins, ses souffrances.

Je n’ai pas la prétention ni la compétence de faire la biographie de Marguerite Duras. De remarquables biographes dont la liste est citée en référence m’ont permis de mieux connaître sa vie et de mieux comprendre la relation intemporelle qui la lie au Vietnam.

La Petite Fille de Gia Dinh

A Gia Dinh, banlieue nord de Saigon, capitale de l’ancienne Cochinchine, le 4 Avril 1914, naquit  une petite fille , 3ème enfant d’un couple d’enseignants : Marie et Henri Donnadieu. Marie était institutrice et Henri professeur de mathématiques, directeur de l’école normale de Gia Dinh. A cette petite fille furent donnés les prénoms de Marguerite, Germaine et Marie. Elle vécut son enfance et son adolescence dans ce qui fut l’ « Indochine » entourée de ses deux frères Pierre et Paul,  déménageant souvent, au gré des postes attribués à son père et sa mère. Henri Donnadieu,  d’abord directeur de l’Ecole Normale de Gia Dinh, occupe successivement  le poste de directeur du collège du Protectorat à Hanoi et de l’enseignement primaire au  Tonkin, puis celui de directeur de l’enseignement primaire à Phnom Penh, au Cambodge, avant de tomber malade et  rentrer  se soigner en France dans le Sud Ouest   où il meurt  le 4 décembre 1921.  Après un  séjour de deux ans en France (1922-1924) pour régler la succession de son mari qui a acheté  avant de mourir un domaine dans le Sud-ouest de la France sur les collines de Duras ( d’où Marguerite tira par la suite son nom de plume), Marie  Donnadieu  revient en Indochine où elle se voit attribuer  un poste d’institutrice à l’Ecole des Garçons de Phnom-Penh, poste qui ne correspond  ni à ses compétences ni à  son ancienneté,  et qui signifie un certain déclassement.  Ensuite, bien qu’elle souhaite  retourner à Hanoi,  elle est nommée à la direction de l’école des filles de Vinh Long à 140 km de Saigon dans le delta du Mékong, une école franco- indigène.  «  Vinh Long, c’était un poste de brousse de la Cochinchine, c’est déjà la Plaine des oiseaux, le plus grand pays d’eau du monde j’imagine » dira Marguerite Duras dans ses entretiens  avec Jérôme Beaujour[2]. C’est  ici, sur les berges du Mékong, fleuve mythique encore appelé «  Fleuve des neuf dragons » (Song Cuu Long) que se bâtit la nouvelle vie de Marie Donnadieu et  celle de ses trois enfants : Pierre, Paul, Marguerite.

Avec la mort du Père, disparaissent les privilèges, la vie aisée, les villas blanches des colons de Hanoi et de Phnom-Penh. Une autre vie commence,  plus difficile, plus précaire et plutôt « métissée ». Dans cette région, la population  européenne est réduite à quelques fonctionnaires de bas échelon : des douaniers, des postiers, des aventuriers, des baroudeurs. Les enfants fréquentent davantage la population indigène  que celle des colons nantis. Marguerite parle le vietnamien (l’annamite à cette époque), elle et Paul  qu’elle nomme son «  Petit  Frère »  bien que plus âgé qu’elle,  adorent courir dans la forêt, se gaver de mangues défiant les recommandations de la Mère contre ces microbes porteurs de dysenterie, de choléra, préférant les poissons cuits dans le « nuoc mam » aux pommes de Normandie ! Marguerite se présente elle-même et son petit frère comme « des métisses plus jaunes que blancs »,[3] bien qu’elle ne le soit pas du tout !! Pendant que Marguerite vivait des jours d’insouciance  dans  sa « patrie d’eaux », Marie Donnadieu, consciente que, de ses trois enfants, seule Marguerite était capable de faire des études, songeait, en fille de propriétaires terriens dont elle était issue, à acquérir une terre pour ses deux garçons : ce qu’elle fit. On lui octroya une terre à « Prey Nop », au Cambodge, en bordure de la Mer de Chine. Elle y engloutit toutes ses économies pendant que la mer engloutissait  ses terres les rendant incultivables. Elle construisit des barrages qui s’effondrèrent  sous l’attaque des milliers de crabes ! Marguerite vécut la tragédie de sa Mère qui inlassablement, essayait de lutter  non seulement contre les forces de la nature mais aussi contre les trafics, les pots de vin, les corruptions des agents du Cadastre qui profitaient de la naïveté  des femmes seules, du petit peuple, des paysans. Marguerite entendait les hurlements, les cris de colère et de révolte de sa Mère contre cette injustice de l’Administration sourde et dévoyée. C’est de la mémoire de cette période de sa vie qu’elle fit jaillir « un Barrage contre le Pacifique », roman publié en 1950, commencé pourtant en 1947, œuvre d’importance majeure dont je parlerai plus loin, dans ce « Cycle Indochinois ».

 

La jeune Parisienne  du Ministère des Colonies et « l’Empire Français »

Installée en France depuis 1933 après le baccalauréat Philosophie passé à Saigon au Lycée Chasseloup-Laubat, Marguerite s’inscrit à la Faculté de Droit de Paris dont elle sort en 1937 diplômée d’économie politique et de droit public.  Elle partage avec son frère aîné Pierre le même appartement à Vanves dans la proche banlieue de Paris. Son frère vit une vie de plaisir et de débauche  et  est toujours à court d’argent, pendant que, Marie Donnadieu, la Mère, continue avec acharnement à survivre à Saigon où, mise à la retraite, elle ouvre une Ecole privée  141 rue Testard. Elle  y demeure avec son fils cadet Paul, tout en acceptant quelques pensionnaires. Elle paie les dettes de son fils aîné laissant à sa fille une modeste pension avec laquelle Marguerite doit se débrouiller.

Marguerite devient une vraie Parisienne fréquentant cafés, théâtres, bibliothèques, cinémas, côtoyant à la Faculté des étudiants  intéressants  qui deviendront  plus tard des personnages importants tels qu’Alain Poher, Pierre Messmer, François Mitterand, Raymond Aubrac, Jean Moulin ! Elle semble avoir tourné définitivement la page de l’Indochine, découvrant de nouvelles amitiés, de nouvelles amours, Jean Lagrolet et surtout Robert Antelme dont elle tombe profondément amoureuse et qu’elle épousa le 23 septembre 1939, 20 jours, après  la déclaration de la guerre Franco- Allemande[4].

Marguerite fraîchement diplômée d’Economie Politique de la Faculté de Droit de Paris, acquiert son indépendance financière grâce à un emploi bien rémunéré au Service de Documentation du Ministère des Colonies, pendant que son mari est mobilisé et part au Front. On lui confie la rédaction d’un ouvrage de propagande sur l’Empire Colonial Français en collaboration avec son supérieur hiérarchique, Philippe Roques, responsable des relations presse avec le Ministère des Colonies. Cet ouvrage «  l’Empire Français », publié par les Editions Gallimard en 1940, elle a toujours refusé de l’inclure dans sa bibliographie, peut-être parce qu’il trahit la véritable Marguerite. Dans l’ « Empire Français »  signé Marguerite  Donnadieu, elle fait l’apologie de la mission civilisatrice et salvatrice de la colonisation, que ce soit dans le domaine de l’éducation, de la santé de l’hygiène, de l’économie ou de la justice ! Le texte que Marguerite publie dans l’ « Illustration n° 5071  du 11 mai 1940 » est un modèle du genre de texte de propagande :  « Peu à peu délivrés de ces maladies sociales qui régnaient en permanence, mieux alimentés, aguerris par l’éducation physique, les indigènes se ressentent profondément de notre action bienfaisante » !! Elle n’oublie pas  de justifier la mainmise du colonisateur sur les richesses du colonisé : « Des contingents d’hommes nouveaux se lèvent pour exploiter de façon rationnelle les richesses de leur pays. Il est juste que la France soit la première à en bénéficier » ! Où est donc la petite fille de Gia Dinh, cette « sale annamite »   comme l’appelait sa mère dans ses accès de colère ? Elle a collaboré à cet ouvrage de propagande pour le colonialisme en bonne élève d’Economie politique, en digne fille d’Henri Donnadieu, son père, qui faisait partie du contingent des Professeurs chargés de la mission éducatrice et civilisatrice de la France ! C’était un ouvrage de commande, un ouvrage circonstancié, un ouvrage d’obligation alimentaire comme nous dirons de nos jours. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait  longtemps refusé de l’inclure dans sa bibliographie.    C’est dans le « Barrage contre le Pacifique »  que se révèle la vraie Marguerite qui se cache derrière le personnage de « Suzanne » l’héroïne du roman.

 

La Jeune  écrivaine  du « Barrage contre le Pacifique »

Après cet ouvrage de commande « L’Empire Français »(1940), Marguerite Donnadieu devenue Marguerite Duras après son premier roman les Impudents (1943) et «  La vie Tranquille » (1944), se lance dans l’écriture de « Barrage contre le Pacifique ». Nous sommes en 1947, la guerre franco-allemande s’est terminée en 1945, Robert Antelme son mari est rentré de  Dachau où il était déporté, Marguerite s’est inscrite au Parti Communiste  fin 1944 entraînant avec elle  un an plus tard Antelme et son ami Dionys Mascolo avec qui Marguerite aura son fils Jean (surnommé Outa). Au Vietnam, encore sous dépendance française les hostilités nationalistes ont commencé : le Viet Minh s’empare du pouvoir le 19 Aout 1945 avec proclamation de l’indépendance du Vietnam le 2 Septembre. La guerre bat son plein en 1946. Marguerite peut – elle rester indifférente à cette guerre qui embrase son pays natal ? Elle a  été certainement été déchirée par la dualité de son origine : colonialiste par ses parents et, anticolonialiste idéologiquement par son adhésion au PCF dont elle sera exclue en 1950. En 1947 le PCF a encore  des positions ambiguës sur l’Indochine et ne s’engagera contre la « sale guerre » qu’en 1950.[5] Malgré cela, les idées communistes de Marguerite ont certainement influencé son analyse du système colonial.

Dans « le Barrage contre le Pacifique », Marguerite Duras décrit à travers ses personnages : Suzanne, la Mère veuve, le Frère aîné Joseph, les Petits Blancs attirés dans la colonie par l’espoir d’un avenir faste que la propagande avait promis (fantasmes des affiches). La mère représente  l’idéologie du colon bâtisseur qui exploite les terres  vierges, soigne et éduque les indigènes, mais qui se retrouve  rapidement ruinée par le « vampirisme colonial »[6] : Marguerite dénonce la vente aux Blancs  de ces terres expropriés aux indigènes par « Ces chiens du Cadastre ». [7]Elle s’élève contre les concussions de l’Administration Coloniale, les corruptions  des fonctionnaires. La lettre de la Mère aux agents du Cadastre est particulièrement poignante et accusatrice : «  ma plainte avant d’arriver au gouvernement général, serait arrêtée par vos supérieurs  hiérarchiques  qui sont encore plus privilégiés que vous ne l’êtes, puisque leur rang  leur vaut d’être soudoyés plus chèrement encore ! »[8].

La description de la ségrégation raciale et sociale dans la ville coloniale est saisissante : «  Dans le Haut quartier n’habitaient que les Blancs qui avaient fait fortune….Le circuit des tramways évitait scrupuleusement le Haut quartier…..seuls les indigènes et la pègre blanche des bas quartiers circulaient en tramways…Aucun blanc digne de ce nom ne se serait risqué dans un de ces trams sous peine, s’il y avait été vu, d’y perdre sa face, sa face coloniale.[9]

L’exploitation et l’oppression des travailleurs au profit « des planteurs blancs aux colossales fortunes » sont attaquées  crument : «  Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul, était précieux, recueilli, et recueilli  payait. Le sang se perdait. »[10]

C’est ainsi que par l’écriture, Marguerite dénonce le colonialisme et soutient indirectement  la lutte nationaliste de 1946 au Vietnam. On comprend son refus d’inclure dans sa bibliographie l’ouvrage  « l’Empire Français ». Cependant, on a l’impression que dans ce roman, Duras ne rejette pas le colonialisme (rôle de la Mère éducatrice, et soignante, qui développe l’économie de la terre), mais les colonisateurs, « leur face coloniale » ! Ce roman fut, par coïncidence, publié l’année du retour en France  de la Mère qui ne l’apprécia pas du tout, reprochant à sa fille de révéler  l’intimité de sa famille.

En 1977, trente  ans après son roman phare « Un Barrage Contre le Pacifique » qui a raté de peu le Goncourt, parce que, dira Duras plus tard, «  on ne couronne pas un écrivain communiste », Marguerite Duras réécrit ce livre sous forme d’une pièce de théâtre : « l’Eden Cinéma » .Cette œuvre fut jouée le 25 Octobre 1977 au Théâtre d’Orsay par la compagnie  Renaud-Barrault. La pièce de théâtre s’attache surtout au personnage de la Mère décrite par Suzanne, la fille : « Pleine d’amour, Mère de tous, Mère de tout, criante, hurlante, terrible, dure »[11]…. «  Elle veut avoir raison de l’injustice, la Mère »[12].

Entre ces deux ouvrages  (1947-1977), la production littéraire de Marguerite Duras est considérable et diversifiée, romans, pièces de théâtre, scénarios de films, tournage de films. Pendant cette longue période, le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine sont devenus le Vietnam indépendant, (20 juillet 1954) une nouvelle guerre fratricide y  éclate entre le Nord- Vietnam et le Sud-Vietnam où intervient progressivement l’Armée Américaine,  pendant  qu’en Algérie, autre territoire de l’Empire Français, la guerre débute. En 1975 le Vietnam est réunifié après le retrait de l’Armée Américaine et se relève  lentement de 30 ans de guerre. Il n’a certainement pas le visage du pays où est née Marguerite. Elle n’est jamais retournée dans son pays natal. Mais avait-elle besoin d’y revenir ? Ce pays l’habite, et la hante toujours. C’est ainsi  que, même sans prendre l’Indochine pour cadre, elle introduit dans le « Vice Consul » écrit en 1965, le personnage d’Anne Maris Stretter de son vrai nom Anne Marie Striedter  que, semble t’il, Marguerite croisait à Vinh Long et dont la beauté et l’élégance l’impressionnaient. De même la mendiante dont Marie Donnadieu avait recueilli le bébé, réapparaît dans ce livre et même dans d’autres !

 

La gloire en  1984 : L’Amant 

Il semblerait que ce fut une vieille photo retrouvée dans des cartons quand Marguerite Duras emménagea à Neauphle le Château, qui fut à l’origine de « l’Amant » écrit en 1984.Ce livre fut couronné par le Prix Goncourt et connut un succès mondial.

Le livre se lit comme un album de photos que l’on feuillette. Des images passent, rappellent un souvenir, un évènement, une rencontre : celle de la petite lycéenne de Chasseloup Laubat à Saigon avec un riche Chinois sur le bac qui traverse le Mékong et la ramène à Vinh long chez sa Mère. C’est un album de photos, mais c’est aussi une histoire : l’histoire d’un amour impossible entre deux êtres que tout sépare. La jeune fille n’a que seize ans à peine, son amant a trente ans. Elle est pauvre, lui est très riche, Elle est Blanche, Lui est Chinois. Leurs rencontres amoureuses dans un petit studio de la ville chinoise Cholon font découvrir à la jeune fille la sexualité, lui révèlent l’amour passionné du Chinois, brûlant et torride comme les journées tropicales. Elle ne sait pas vraiment, si ce qu’elle éprouve dans les bras de cet Amant, est de l’amour ou  la jouissance de se sentir désirée, désirable.

Cette histoire se déroule sur la même toile de fond que celle du « Barrage »  que la jeune fille raconte d’ailleurs avec force détails à son amant, c’est-à-dire la Mère  courageuse pauvre, le grand frère violent, voyou,  voleur, manipulateur, et le petit frère qu’elle aime d’un « amour insensé »[13].

Le succès du livre consacré par le « Prix Goncourt » inspira Jean Jacques Annaud qui en réalisa l’adaptation cinématographique sortie  en France le 22 Janvier 1992. Mais Marguerite Duras ne s’entendit pas avec le réalisateur, trouvant qu’il dénaturait son livre. Avant même la sortie du film, en 1991, Marguerite Duras écrivit « l’Amant de la Chine du Nord » avec de nombreuses annotations au cas où on en ferait un film, comme si elle voulait se réapproprier le film réalisé par J-J Annaud !

Ce nouveau livre n’est pas un « remake » de l’Amant. S’il raconte la même histoire, celle de la rencontre et de l’amour passion né de cette rencontre, il fait rentrer en scène un autre personnage  qui s’ajoute au trio des enfants de cette Mère pauvre, courageuse, désespérante : c’est le personnage de  «  Thanh » (à qui est dédié le livre). Thanh est le boy, le chauffeur, le confident, le frère annamite  digne de confiance complètement dévoué à la famille du récit. C’est à Thanh que la Jeune Fille confiera l‘argent que lui a donné  l’Amant pour aider la Mère, pour envoyer le Frère Aîné débauché et voleur  en France, pour le sauver.

Ces deux livres  que l’on peut qualifier d’autobiographie révèlent des transgressions  que Duras connaît tout au long de sa vie dont l’origine provient probablement de son caractère rebelle et provocateur.

Ces deux livres  décrivent l’Amour sous de multiples visages : Amour d’une jeune fille de quinze ans avec un Chinois, Amour violent et exclusif de la Mère pour son Fils aîné, Amour incestueux du « Petit Frère », Amour platonique du boy vietnamien Thanh, Amour saphique de la camarade de pension Hélène Lagonelle.  Amours toujours inassouvis, interdits moralement, socialement, entraînant douleur, séparation, déshonneur !

En effet, en 1930, dans la colonie, l’Amour entre une Blanche et un Chinois était une situation  inadmissible : les pensionnaires  de la Pension Lyautey où habitait la jeune fille avait interdiction de la fréquenter, de même le Chinois ne pouvait envisager d’épouser cette jeune fille Blanche : son Père « lui avait répété qu’il préférait le voir mort »[14] La ségrégation raciale faisait loi !

En outre, la relation amoureuse entre une très jeune fille, que dans «  l’Amant de la Chine du Nord » la narratrice nommera « l’enfant », avec un homme deux fois plus âgé,  est une transgression morale, transgression amplifiée par le fait que la jeune fille n’hésite pas, avec le consentement de sa Mère, à accepter l’argent de l’amant. Autre transgression morale : l’amour incestueux entre la jeune fille et son frère Paulo : « l’enfant avait découvert qu’elle avait vécu un seul amour entre le Chinois de Sadec et son petit frère d’éternité »[15]

Paradoxalement, ces situations particulières, au lieu de choquer, éveillent chez le lecteur une empathie profonde, une compassion pour les malheurs de cette famille causés par la pauvreté, l’injustice, la ségrégation raciale et sociale ! La lectrice, d’origine vietnamienne que je suis, ne peut s’empêcher d’évoquer,  de loin, la situation de « Thuy Kieu » l’héroïne du célèbre roman « Kim Vân Kieu » de Nguyen Du  à la différence que la Jeune Fille de l’Amant, n’avait pas la même pureté que Kiêu, mais acceptait avec une innocence  calculée d’être payée par son Amant pour sauver la situation de la Mère !

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Conclusion

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Le « cycle Indochinois » de Marguerite Duras se construit autour de l’histoire de sa famille dominée par le personnage de la Mère  et ayant pour cadre l’ancienne Indochine Française. Marguerite Duras était viscéralement attachée à la Terre du Vietnam. Mais était-elle vraiment  proche du peuple vietnamien, le connaissait-elle profondément avec sa culture, sa civilisation, ses coutumes ? Bien qu’elle ait dénoncé les méfaits du colonialisme sur le peuple, elle a gardé un mutisme étonnant sur la guerre franco-vietnamienne et la guerre américano-vietnamienne, alors qu’elle s’engage à fond aux côtés du FLN dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, qu’elle a pleuré à l’annonce de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Sur sa discrétion sur la guerre coloniale, Jean Vallier, un de ses biographes pose cette question : « Est-ce par attachement au sol natal, ou par crainte d’avoir à renier implicitement la part prise par ses parents à l’œuvre éducative entreprise auprès des populations indigènes au nom des idéaux de la IIIème République [16]? »

Quant à la prise du pouvoir par les troupes communistes du Nord en Avril 1975 mettant fin à la « guerre impérialiste » menée par les Américains, Marguerite Duras adopte une attitude attentiste envers ce nouveau régime d’inspiration stalinienne (toujours d’après Jean Vallier). Marguerite Duras s’intéresse néanmoins  aux évènements du Cambodge avec la mainmise des Khmers Rouges, elle recevait  des réfugiés cambodgiens en France.

Elle n’est jamais revenue au Vietnam, elle le dit elle-même : « Je suis quelqu’un qui ne sera jamais revenu dans son pays natal. Sans doute parce qu’il s’agissait d’une nature, d’un climat, comme faits   pour les enfants. Une fois qu’on a grandi, ça devient extérieur, on ne les prend pas avec soi ces souvenirs-là, on les laisse là où ils ont été faits. »[17]

Marguerite Duras est décédée le 3 Mars 1996, à l’âge de 82 ans, en son appartement parisien de la rue Saint Benoît à Paris. Elle est enterrée au Cimetière du Montparnasse à Paris.

L’œuvre considérable de Marguerite Duras est une source inépuisable pour la recherche, tant sont variés les domaines qu’elle a explorés : cinéma, théâtre, écriture particulière.

Le centenaire de sa naissance a permis de nombreuses manifestations au Vietnam comme en France.

Au Vietnam on peut citer :

  • les conférences de Catherine Bouthors-Paillart : « Quelque chose d’inaltérable, l’enfance vietnamienne de Marguerite Duras », le 13 Mai 2014 à l’Institut Français de Hanoi
  • Journal « Nhân Dân » du 25/05/2014 : « l’Ecrivaine française Marguerite Duras et le Vietnam » article de Madame Eva Nguyen Binh, directrice de l’Institut Français du Vietnam à Hanoi
  • Echanges de madame Nguyen Xuan Tu Huyen avec les étudiants à L’institut Français du Vietnam à HCM Ville sur l’œuvre de Duras
  • Exposition de Tableaux de Betty Clavel   inspirés du « Barrage » : « Duras au-delà du Barrage. »

En France

  • Exposition des Photographies de Marguerite Duras  de Jean Mascolo (son  fils) du 29 Mai au 31 Aout 2014, Place du Couvent à Duras (Lot et Garonne)
  • Colloque organisé par L’association Marguerite Duras le 27 Mai 2014 à Duras.
  • Colloque organisé du 16 Août au 23 Août 2014 au centre culturel international de Cerisy-La Salle (Département de la Manche, Basse-Normandie) rassemblant de nombreuses personnalités internationales exposant leurs études sur tous les domaines  suscités par l’œuvre de Marguerite Duras : linguistique, poésie, cinéma, théâtre.

Les œuvres de Marguerite Duras  sont rassemblées dans la « Bibliothèque de la Pléiade »,  qui rappelons-le, réunit les éditions de référence des plus grandes œuvres du Patrimoine littéraire et philosophique français et étranger.

Lan Nguyen-Tu

Références bibliographiques :              

  • Laure Adler :  «  Marguerite Duras » Flammarion 1998
  • Alain Vircondelet :
    • « Rencontrer Marguerite Duras » Editions Mille et une nuit  1991
    • « La traversée d’un siècle » Editions Plon (réédition 2013) première édition : Editions François Bourin 1991
  • Jean Vallier : «  C’était Marguerite Duras » deux tomes : Editions Fayard, (Tome 1 : 1914-1945, Tome 2 :1945-1996)

[1] « L’Indochine Française dans l’œuvre de Marguerite Duras » par Bodel Prestegaard Thèse présentée à ILOS (Institut de littérature, langue civilisation européennes université d’Oslo -1911)

[2] « La Vie Matérielle » POL éditeur ,1987

[3] « Outside » p.277 : les enfants maigres et jaunes

[4] 1er Septembre 1939 : invasion de la Pologne par l’armée hitlérienne ; 3 septembre 1939 : entrée en guerre de la France, et du Royaume Uni

[5] « Magazine l’Histoire » du 8/11/2010 : la politique anticolonialiste du Parti communiste, hésitations et volte-face.

[6] «  Un barrage contre le pacifique » Folio 882 p.25

[7] Idem p.295

[8] Idem  p.290

[9] Idem p168-169-170-171

[10] Idem p.169

« [11] L’Eden Cinema » Gallimard, Folio n°2051

[12] Idem.

[13] « L’Amant »Editions de Minuit réédité par France Loisirs p.101s

[14] Idem.p.79

[15] Idem p.210

[16] « C’était Marguerite Duras » Tome II. Jean Vallier. Editions Fayard

[17] « La vie Matérielle ».Marguerite Duras. Editions POL p.70

Une réflexion au sujet de « Marguerite Duras et le Vietnam »

  1. Thu Hà

    Chère amie,
    J’ai lu attentivement ton texte sur le sujet Marguerite Duras.
    Il ne manque rien, tout est dit. le livre t’a inspiré c’est certain, mais d’où vient cette passion narratrice pour une époque révolue, le contexte , le personnage fort de cette jeune femme , ou l’Orient Extrême cher à ton coeur ?
    De l’eau a coulé, de l’encre aussi, le sujet est intarissable. Les choses ont évolué, les conventions ne sont plus d’actualité, les interdits sont levés. De nos jours, les infractions de la demoiselle sont plutôt Rock’n’Roll.,
    Les codes d’honneur , les qu’en dira-t-on . Les standards actuels sont la conséquence d’un demi-siècle de mini-révolution, et nous aussi, nous avons eu droit à notre Mai 68
    Un dernier point pour répondre à ta question, à savoir si c’était de l’amour entre la jeune femme et le banquier,
    Je dis trois fois oui, ma chère, sans aucun doute.
    Que veux-tu, je suis une incorrigible romantique
    Chère Lan Hương, bravo pour ton travail de recherche, j’espère qu’il y en aura d’autres.
    Thu Hà

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