L’ ARBRE DE L’ AMITIÉ
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Enfin arrive le dimanche 27 Octobre, le grand jour annoncé, puis préparé et attendu par beaucoup depuis plus d’un an. C’est une vraie matinée d’été, bien ensoleillée. Hanoi n’est pas encore dans la saison pour voir « le ciel agité de l’automne et les feuilles qui jaunissent sur les arbres qui frémissent ». Mais ces rappels enchanteurs ne sont pas nécessaires pour faire remonter nos souvenirs d’écoliers, à la différence avec Anatole France. Rares sont les anciens du Lycée Albert Sarraut à ne pas avoir eu, au moins une fois, comme dictée de rentrée, ce fameux passage où le futur Prix Nobel de Littérature nous le dit. Nous nous voyions traverser dans ses pas le jardin du Luxembourg, pour aller au collège en sautillant comme un moineau pendant que « les feuilles tombent une à une sur les épaules blanches des statues». En réalité, nos chemins du Lycée ne passaient guère par là, comme nos ancêtres n’étaient pas forcément les Gaulois. On y venait par la Rue Carnot entre la Porte du Nord avec son gros trou d’obus, reçu un jour d’avril 1882, et l’Église des Martyrs ou par la Porte du Sud et l’Avenue Puginier, entre la Tour du Drapeau et le Jardin de l’Agriculture. Mais la dictée nous apprenait déjà à dépasser nos horizons familiers, pour ne pas être étranger à tout ce qui est humain. En somme, nous faisions notre apprentissage de l’humanisme d’une éducation dont nous sommes tous si fiers.
Cette fierté nous unit pour la vie et nous réunit aujourd’hui dans les lieux de notre jeunesse. Nous nous comptons, avec nos conjoints ou accompagnants, quelque quatre cents anciens, rassemblés dans la cour de ce qui était, près du Théâtre de la ville, à l’entrée de l’ancien Boulevard Rollandes, d’abord le Collège Paul Bert puis l’annexe du Petit Lycée. C’est ici que le lycée Albert Sarraut s’est installé en 1954, après les accords de Genève, pendant les dix années de sursis qui lui ont été accordées avant sa fermeture définitive. Il a ensuite cédé la place à un établissement vietnamien. La direction du Lycée Trần Phú ne s’est pas ménagée. Pour nous accueillir, elle a fait dérouler depuis le trottoir d’entrée le tapis rouge et placer sur toute sa longueur une haie d’honneur formée de lycéennes en tuniques blanches. Des banderoles rouges portant des inscriptions en lettres or nous souhaitent la bienvenue. L’arbre de l’Amitié que nous allons planter, un jeune flamboyant, haut de quatre mètres mais encore frêle, a été choisi pour lui épargner les risques de jeunesse. Il a déjà ses racines bien en terre depuis quelques jours, pour nous faire gagner du temps et nous en laisser à nos trop rares retrouvailles. C’est le moment émouvant où on se redécouvre, en particulier quand on ne vit pas dans le pays, pour la première fois depuis soixante ans. L’histoire nous a frappés à deux reprises et mis nombre d’entre nous sur les routes du monde: d’abord dans les années 50, avec la première guerre d’Indochine et sa fin en 1954, ensuite dans les années 70, avec l’unification du Vietnam. Quand nous nous sommes quittés nous étions à peine adultes, souvent encore enfants ou adolescents. Nous nous retrouvons grands-parents voire arrière-grands-parents. La joie de nous revoir nous fait oublier tout le reste, jusqu’à la composition sonore, formée de nos chuchotements et qui sert de fond improvisé aux incontournables discours officiels. Sans surprise ni révélation, leur concise sobriété porte la marque de l’extrême courtoisie des orateurs et de leurs traducteurs à notre égard. C’est à peine si quelqu’un a éprouvé le besoin de consulter sa montre, en attendant le signal de la partie suivante de la journée, qui est pour beaucoup le premier retour à leur lycée en quelque six décennies.
Après nous être retrouvés, nous retrouvons maintenant les lieux de notre jeunesse studieuse. La charge émotionnelle de ce pèlerinage ne cède en rien à celle du début de la journée. Les anciens repères ne sont plus tous là. Des trois bâtiments parallèles, qui formaient le lycée, il n’en reste plus que deux : celui de devant avec son immuable façade et celui du fond. Entre eux il ne reste plus rien de ce que nous avons connu, comme la tonnelle centrale qui couvrait le passage entre le bâtiment de façade et le bâtiment du milieu. Des constructions modernes d’apparence luxueuse, besoin de bureaux oblige, s’étalent sur les anciennes cours de récréation, pour répondre aux activités débordantes du nouvel occupant, le Parti Communiste Vietnamien. La commission des relations extérieures de celui-ci, en la personne de son vice-président, l’hôte des lieux, nous a réservé un accueil amical et chaleureux, qui nous a permis un instant de nous croire comme autrefois dans notre lycée.
Lieu d’éducation et de culture, celui-ci devient aujourd’hui un lieu de stratégie et de pouvoir. Abritant le siège du Parti Communiste Vietnamien avec son Comité Central et son Bureau politique, il représente le point névralgique du nouveau système, dont les organes politiques les plus importants semblent graviter autour de lui dans le vaste espace que nous voyons du haut du perron d’entrée du Lycée. Une photo de groupe sera d’ailleurs prise à cet endroit en souvenir de notre cérémonie. Sur la droite, c’est le Palais de la Présidence d’État, l’ancien Palais Puginier du Gouverneur Général avec plus loin le Mausolée de l’Oncle historique et, un peu en retrait derrière celui- ci, la Pagode sur le Pilier Unique, l’emblème de notre Association. Sur la gauche, c’est la future Assemblée Nationale en cours d’édification et dont le projet initial a déclenché les fouilles archéologiques pour retrouver l’ancienne citadelle impériale de Thăng Long à travers ses ruines ensevelies. Comment ne pas y lire, comme gravé dans la pierre des monuments ou de leurs vestiges le message que rien n’est immortel ? « Sic transit gloria mundi », les hommes comme leurs sociétés. Des pyramides, momies et sarcophages ne vont-ils pas, au mieux, dans les musées?
Mais le temps n’est pas à la réflexion historique. Les discours se terminent rapidement les uns après les autres, ainsi que leurs traductions. Puis vient l’instant mémorable de toute cette journée de retrouvailles. C’est notre doyen d’âge (1) qui nous l’offre en prenant la parole. Avec son épouse, il n’a pas voulu manquer l’occasion de revoir son ancien lycée et les lieux de sa jeunesse. Il nous a déjà montré ses vieilles photos du Collège Paul Bert d’il y a plus de quatre-vingts ans, quand il y était. Né à peine après le Lycée et déjà bachelier sous l’occupation japonaise, il connaissait bien les établissements scolaires de la ville et était même parmi les premiers à passer par sa faculté des Sciences. L’ambassadeur de France à Hanoi va lui échanger sa place à la tribune pour aller l’écouter dans l’auditoire partager avec nous ses souvenirs de lycéen. D’un ton badin, il nous livre avec humour certaines anecdotes qui ne manquent pas de faire sourire ou rire. On ne voudra pas manquer une bien truculente. Ainsi, était-il un jour pris de court pour nommer un point d’une figure géométrique qu’il était en train d’étudier au tableau : « Mettez T » entend-il dire le professeur, d’un ton plutôt directif. Il s’exécuta mais le calembour est resté et l’anecdote serait déjà oubliée des anciens potaches, si la suggestion ne venait pas d’une enseignante dont les mains, au moment des faits, se trouvaient dans une position ambigüe, comme pour couvrir ce que Tartuffe ne saurait voir…
C’est la dernière intervention de la cérémonie. A l’invitation du maître des lieux, nous nous répandons librement dans les couloirs ou les étages du bâtiment de façade comme à la recherche de quelque objet perdu, si ce n’était le temps. Déjà les cars nous attendent pour nous conduire nous restaurer au bord du Lac Trúc Bạch, le petit voisin du lac de l’Ouest.
Comme tout a une fin, la joyeuse journée de retrouvailles glisse lentement vers la sienne, sans trop de mélancolie. Les vieux amis se sont revus ; ils se reverront peut-être ; on s’est compté ; on ne se perdra plus de vue, on se le promet : le monde d’aujourd’hui est moins cloisonné mais, on le sait aussi, chacun doit finir le sillon qu’il a creusé et il n’est guère possible de remonter le temps. Aussi beau qu’il puisse être, le passé ne se retrouve que dans le souvenir. Le flamboyant planté aujourd’hui grandira. Il marquera de ses fleurs le temps des examens et protégera de son feuillage toutes les belles pages d’amitié et d’humanisme académique qui ont pu être écrites dans ce lieu de culture et d’intelligence. Il portera haut et loin tous les espoirs, même les plus fous, des générations, dont nostalgie et espérance se sont un jour d’octobre entremêlées.
« Passe encore de bâtir mais planter à cet âge ! », diront quelques jouvenceaux. Renvoyons-les à la fable et gardons-nous intacte notre foi que planter c’est déjà bâtir un peu.
N.P.T.
(1) Jacques Raux, ancien élève du Lycée Albert -arraut
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