Mon chien Quít sacrifié !

de | février 3, 2019

Présentation : L’année Mậu Tuất se termine. Notre condisciple et ami du Lycée Albert Sarraut a laissé dans son livre de souvenirs cette anecdote sur son chien Quít. Ce livre va paraître courant 2019, j’ai obtenu de l’ami Imre Szabo cette « bonne feuille » relative aux événements survenus à Hanoi au cours de l’année 1947. Je le remercie sincèrement de bien vouloir nous en réserver la primeur.  Đinh Trọng Hiếu

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La ville de Hanoi pacifiée, l’armée française progressait des banlieues vers la campagne environnante. Ses patrouilles s’aventuraient aux abords de notre village, provoquant indirectement la mort de … mon chien ! Ma grand-mère et ma mère aimaient les animaux. Nous avions toujours eu à la maison un ou deux chats, quelques fois un chien. Elles avaient fixé des règles bien précises pour le choix de leurs bêtes : au moins trois couleurs dans le pelage pour les chats et, pour les chiens, une queue qui se relève pour s’enrouler en boucle. Quít (« Mandarine ») le chien que nous avions emmené avec nous à Bằng Liệt, était tricolore, jaune et blanc sur tout le corps et noir autour du museau, et il était doté d’une queue en boucle ! Je l’adorais, me l’appropriant comme mon chien. Il me le rendait bien et accourait dès qu’il me voyait ou m’entendait.

On a tué Quít lors d’une journée bien ordinaire. Des avions passaient très haut dans le ciel, trop haut pour un lâcher de bombe. Une journée bien calme où je passais mon temps à jouer dans les champs, bien tranquillement avec mes cousins, du début de l’après-midi jusqu’au soir. Ce soir-là, repas de fête. Plusieurs plats de viande, placés au milieu du plateau de cuivre, qui nous servait de table, attiraient mon regard tout en attisant mon appétit. J’étais alors bien habitué à ces repas maigres où tous les plats de viande ou de poisson sont salés ou poivrés exprès pour qu’un petit morceau avalé vous donne envie d’avaler beaucoup de riz ou de canh (potage) à base de légumes. Dans ces temps difficiles, nous nous nourrissions essentiellement de riz que bien d’autres, en ville, n’avaient même pas. Ce soir-là, toute la famille mangeait la viande avec un plaisir non dissimilé et moi avec. Je la trouvais juste un peu plus dure que du poulet ou du porc, et m’étonnais qu’elle fût accompagnée de quelques feuilles de menthe et d’autres aromates.  Je pensais alors que mon chien pourrait profiter de l’aubaine, se régaler lui aussi de quelques morceaux d’os et l’appelai. Consternation générale, tous les regards des grands se tournèrent vers moi. On m’expliqua que Quít n’est plus. L’on décrivit ensuite avec force détails ce qui s’était passé pendant que je jouais dans les champs.  Je m’arrêtai net et quittai la table, réalisant que cette viande que je trouvais si bonne était celle de mon propre chien ! Horreur des horreurs ! 

Le lendemain, ma mère chercha et trouva les mots pour m’apaiser. Elle disait c’était le destin de Quít, que personne ne pouvait échapper à son destin, qu’elle avait prié pour qu’il se réincarne dans une vie meilleure, que personne ne pouvait contrer les bộ đội, que c’était sur leur ordre, que les villageois avaient tué ce jour-là, tous les chiens qu’ils avaient. Certaines de ces pauvres bêtes avaient le tort d’aboyer chaque fois qu’un de ces combattants se faufilait entre les haies, risquant ainsi de signaler sa présence à la patrouille française qui rôdait pas bien loin. Tout ce qui pouvait nuire à la cause patriotique devait être éliminé. Les chiens représentaient un danger. Ils doivent être sacrifiés. Ce soir-là, beaucoup de villageois se régalaient de la viande de chien. Certains l’accompagnaient de choum, de cet alcool de riz qui exalte le goût de cette viande si délicate, tant appréciée des gourmets !

Ce soir-là, le bruit de la fête étouffait les sanglots des enfants du village qui, comme moi, pleuraient leur compagnon perdu par et pour la cause révolutionnaire. Depuis, je ne peux m’empêcher d’avoir un haut le cœur, chaque fois que j’entends quelqu’un vanter la viande de chien. Mon chien m’était bien resté dans la gorge.

Autour de la maison de ông Đức, on entendait chaque nuit des bruissements dans les haies de bambous, de légers craquements de petites branches rompues. Les combattants passaient tout près.  Plus aucun aboiement.  Mon chien Quít avait-il trouvé le chemin du nirvana ou son oan hồn rôdait toujours autour de la maison de ông Đức ? (oan hồn = âme errante, inapaisée, qui ne peut se détacher de  la terre pour se réincarner, avant que justice lui soit rendue).  

Imré Szabo

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