En cette période de crise sanitaire, les sorties étant bien limitées, resté chez soi, on passe alors son temps à réfléchir, à méditer, à regarder sur le passé, surtout pour les personnes âgées, « les jeunes pensent à l’avenir, les vieux retournent à leur bon vieux temps », comme disait un certain philosophe.
Je cherche alors dans ma mémoire des souvenirs sur les événements au cours de ces dernières décades et surtout des images des amis qui ont disparu.
Parmi ces événements un fait important me survient aujourd’hui même, le 13 Octobre 2020, car la date du 13 Octobre marque un grand tournant dans ma vie. Cette période je l’ai racontée dans un de mes articles écrits en vietnamien il y a déjà plusieurs années. En effet, 70 ans après, jour pour jour, je reviens sur cette date du 13 Octobre 1950 où je mis les pas pour la première fois de ma vie sur le sol français après un long voyage d‘un mois en bateau, l’Athos II, qui quittait le port du Dragon (Bến Nhà Rồng) à Saigon le 13.09.1950 pour n’arriver à Marseille que juste un mois après.
J’arrivai à Paris le jour même, en compagnie d’un inséparable ami le 13 Octobre Dương Thiệu Vỹ accueilli à la Gare de Lyon par un vieil ami des années 40 au centre d’enseignement français de Hà Đông regroupant certaines classes des lycées Albert Sarraut, lycée du Protectorat et du collège des jeunes filles Félix Faure, sous la direction de Mme Raspail, qui assurera quelques années plus tard les fonctions de Proviseur du lycée Albert Sarraut.
Lors de mon voyage en France, sur l’Athos II j’ai revu Mme Raspail qui partait à la retraite et regagnait la France sur le même paquebot que son ex-élève. C’est grâce à elle qu’un incident entre soldats du corps expéditionnaire et de jeunes étudiants vietnamiens a pu être écarté. Une grave bagarre aurait pu avoir lieu sans l’intervention de Mme Raspail.
Donc le 13 Octobre 1950 j’arrivai à Paris et c’était Bùi Xuân Toàn actuellement résidant à Nice qui m’avait accueilli. Après de longues années vivant à Paris, Bùi Xuân Toàn quittait sa blouse de médecin généraliste pour se reposer sur la côte d’Azur.
De tous mes anciens amis de classe il ne me reste plus que Toàn et Đỗ Việt, ex-colonel de l’armée de la République du Viet Nam et fondateur de la télévision vietnamienne. Bon nombre de mes chers amis ont disparu au cours de ces trois dernières années : le docteur Nguyễn Phúc Quế, l’architecte Khúc Duy, le Colonel Vương Văn Đông renommé pour son coup d’État manqué contre le Président Ngô Đình Diệm en 1960, et tout récemment mon ex-collègue au Ministère des Affaires Etrangères, à savoir Mr. Vũ Văn Hiếu célèbre pour sa prodigieuse mémoire et sa belle voix de ténor au cours des réunions artistiques et culturelles.
Le 13 Octobre 1950 je regagnai l’hôtel Lhomond dans le 5ème arrondissement, juste à côté du Panthéon. Là je retrouvai d’autres amis arrivés en France en 1949 dont Phan Chí Thọ, Hoàng Vũ San, Đinh Trịnh Hiền, Nghiêm Xuân Loại, Trương Như Bích, ainsi que Dương Thiệu Vỹ, tous partis pour l’autre monde depuis des années. Les locataires de l’hôtel Lhomond formaient un petit groupe qui déjeunait soit au restaurant Sainte-Geneviève juste à côté du Lhomond soit au restaurant chinois Kim Long, rue Monsieur Le Prince, au Quartier Latin. Au restaurant Sainte-Geneviève nous retrouvions notre ancien professeur de lycée Pr. Phạm Duy Khiêm faisant la queue pour un repas d’étudiant. Mr. Khiêm deviendra en 1954 le premier ambassadeur du Viet Nam en France et se suicidera en 1974 après une crise de dépression. L’aîné du célèbre chanteur Phạm Duy a laissé juste quelques mots : « J’en ai assez de vivre ». J’étais à Saigon à l’époque en compagnie de son jeune frère, nous avions organisé une cérémonie religieuse en sa mémoire. Je n’oublierai jamais mon ancien maître, mon ancien patron à l’ambassade, un homme très généreux, courageux et surtout extrêmement intègre. N’oublions pas que le professeur Khiêm était de la même promotion que les présidents Pompidou et Senghor.
En 1974 lors de son dernier voyage au Viet Nam le président Thiệu lui avait proposé d’assumer les fonctions d’Ambassadeur au Sénégal vu ses rapports amicaux avec le président Senghor, demande refusée par Phạm Duy Khiêm avec ces termes : « Quand on a été ambassadeur dans un pays tel que la France, on ne peut pas être ambassadeur dans un si tout petit pays. » Si l’on savait que, ce poste si petit qu’il soit, était pourtant convoité par tant d’autres hommes politiques.
Cet article est écrit en ce jour mémorable du 13 Octobre pour honorer la mémoire de Son Exc. Mr. Phạm Duy Khiêm et en souvenir de mes chers amis disparus.
Paris, 13 Octobre 2020
Trương Hữu Lương