MÉDITATION SUR CỔ-LOA (Nguyễn Mạnh Tường)

de | juin 12, 2015

Méditation sur Cổ Loa est un billet de NGUYỄN MẠNH TƯỜNG (1909-1997),  resté inédit depuis un quart de siècle avant  que le site tuvietfr.com  ne le mette en ligne  à l’intention des admirateurs de  l’auteur.  Celui-ci l’a confié  à un ami en vue d’une publication éventuelle,  à l’aube d’une ère annoncée de renouveau, qu’il espérait de liberté aussi. Il  sortait d’une période noire de sa vie au cours de laquelle, isolé et coupé du monde, il avait subi l’ostracisme du régime totalitaire en place, qui le privait  de tout moyen de communiquer  et de publier ses œuvres pendant trois décennies. La parution en France de son autobiographie en français, Un Excommunié, venait de connaître un vif succès au sein de la diaspora vietnamienne (1992). On se rappelait  les talents oratoires exceptionnels de ce grand avocat et enseignant ainsi que ses brillantes performances académiques à l’Université de Montpellier, dont il était Docteur ès Lettres et en Droit. On sympathisait avec le destin entravé qui était le sien, celui d’un intellectuel sincère en butte  au sectarisme  et aux  mesquineries d’un environnement  politique pour le moins hostile. La solidarité de ses compatriotes émigrés  lui redonna courage et il reprit confiance dans l’écriture,  avec peut-être le secret espoir de voir publier un jour son œuvre  inédite.

Dans Méditation sur Cổ Loa l’auteur revient sur les lieux d’une capitale du Vietnam des temps anciens, dont les vestiges se trouvent dans la grande banlieue Nord de Hanoi. Ce retour à  une page d’histoire, quasi légendaire et glorieuse  mais  qui s’est mal terminée, l’invite  à méditer sur le difficile art de gouverner. Le souverain de cette  époque  là  en aurait  bien maîtrisé les règles, sans la traitrise de faux amis. Éternel recommencement  de l’histoire sur lequel le lecteur aura tout loisir de  méditer lui-même.

N.P.T.

MÉDITATION SUR CỔ-LOA

“Archéologie au Vietnam”

Quiconque vient à Cổ Loa est assailli de pensées et de rêve. Un terrain presque plat, bosselé de monticules et d’éminences d’ocre rougeâtre, environné de rizières bouclées par les rubans argentés de deux fleuves, fermé au loin par un horizon de montagnes, ne frappe pas la vue, n’impressionne pas l’esprit. Pourtant c’est un haut lieu du Vietnam. C’est ici qu’il y a des milliers d’années, An Dương Vương a ouvert au Vietnam les portes de l’Histoire. C’est ici que le peuple vietnamien a commencé sa marche historique, coupée de vicissitudes, de péripéties, les unes imprégnées de larmes, les autres éclairées de sourires, a vécu ses grandeurs et ses servitudes, est monté jusqu’à l’empyrée de la gloire et descendu dans les gouffres du désespoir. C’est ici dans les brumes de la légende et de l’histoire, que le peuple vietnamien a vu s’esquisser la préfiguration de son sort dans le cours des âges, une prédestination fatidique, dont les traits de feu illuminent le flux du temps et la chaîne des métamorphoses du pouvoir.

An Dương Vương, qui êtes-vous ? D’où tenez-vous votre art de gouverner, la lucidité de vos prévisions, la clairvoyance de vos conceptions ? Vous n’avez pas eu de prédécesseurs, ni de maîtres, ni de conseillers, vous êtes dépourvu d’expérience politique. Qui vous a appris que le bonheur du peuple dépend de la satisfaction de ses besoins économiques, que la paix et la stabilité de la société exigent la réalisation de cette condition primordiale? Toujours est-il que vous avez choisi l’emplacement de Cổ Loa pour y construire votre capitale. Il n’est pas nécessaire de recourir à la science des géomanciens pour savoir qu’une terre fertile, abondante en eau, situé au cœur d’un réseau hydrographique, favorise non seulement la riziculture mais encore facilite le ravitaillement et le commerce, grâce la présence des voies fluviales qui aident aux communications et transports, avantagent les contacts humains et développent la prospérité économique.

Mais ce bonheur du peuple dont vous faites votre souci permanent et votre préoccupation majeure, dès l’instant qu’il est acquis ne supprime que le péril intérieur, il laisse place au péril extérieur. La défense doit donc aller de pair avec l’économie : une solution concomitante des deux problèmes s’impose… Ici vous surprenez tout le monde. Un potentat de calibre moyen peut avoir conscience de l’importance politique de la solution des problèmes économiques. Il peut aussi concevoir que la défense d’une capitale requiert la construction d’une citadelle, ou même l’érection de toute une ville en une place fortifiée. Mais quel ingénieur spécialisé dans la construction des forteresses vous a-t-il transmis l’idée, pour le moins originale, de construire la citadelle en forme de colimaçon ? Les spécialistes nous diront les avantages de cette structuration, mais avant comme après, jamais une construction pareille n’est éclose dans les esprits ni à plus forte raison, appliquée dans la pratique.

Mais pour conjurer le péril extérieur, il n’y a pas seulement que les remparts de forteresse. Il faut pouvoir repousser les offensives ennemies qui tentent d’investir la place ou le pays. Il s’agit donc de disposer des armes classiques, telles que les piques, les lances, les épées, qui jouent le rôle dans les combats corps à corps, mais plus encore, des armes de jet, comme les lances, de tir, comme les flèches, pour repousser l’ennemi à distance. Les arcs et arbalètes existent déjà, mais le nouveau, l’imprévu, le décisif, c’est de munir les flèches d’une pointe de cuivre. Les flèches empoisonnées figurent déjà dans la panoplie des armements, mais les flèches à pointe de cuivre, uniques, semble-t-il dans l’histoire du monde constituent une invention d’An Dương Vương. Comme celle de la citadelle en forme de colimaçon. Les créations de son ingéniosité certainement ont fait faire des progrès à la technique de la défense.

Mais là ne s’arrête pas le génie d’An Dương Vương. Il sait que les relations d’État à État ne se limitent pas à des réactions de défense. Il importe d’aller plus loin, de jeter le pont de l’amitié entre les États, surtout entre États voisins. An Dương Vương est-il en avance sur son temps, nous l’ignorons. Mais l’essentiel est qu’il ait eu la sagesse, tout en se préoccupant  sérieusement de la défense nationale, de poser les problèmes de relations internationales en termes de paix, d’amitié. Mieux encore, il a été un des premiers chefs d’État à user d’une alliance matrimoniale pour resserrer les liens politiques. C’est ainsi qu’il donne sa fille, la princesse Mỵ Châu, en mariage à Trọng Thủy, un prince venu d’un puissant état voisin.

Mỵ Châu, qui êtes-vous ? Une princesse, fille d’An Duơng Vưong. Non, vous êtes plus que cela ! Dans tous les pays, dans tous les temps, la progéniture royale ne peut résister au raz de marée de l’oubli. Même les plus beaux fleurons en sont jetés dans la poubelle de l’Histoire ! La rose que vous êtes a vécu déjà l’espace des millénaires, elle fleurit toujours dans la mémoire du peuple vietnamien qui entoure votre nom, à défaut de votre visage, d’une auréole de poésie et de rêve. Car vous incarnez le peuple dont vous êtes issue, l’aventure douloureuse que fut votre vie, aura été celle que vivrait votre peuple au cours des âges, le destin qui vous est échu préfigure le destin de votre peuple.

A l’époque ancienne, la jeune fille vietnamienne n’était pas libre de choisir son mari. Tous les mariages célébrés étaient de raison. L’amour ne venait qu’après, quand la mariée a franchi le seuil de la maison de son mari. C’est ainsi,  Mỵ Châu, que vous deveniez l’instrument de la politique paternelle. Dans la partie que jouait votre père avec son puissant voisin, vous étiez la carte d’atout. Nous ignorons si vous avez été consultée, mais les intérêts dont il s’agissait d’assurer le triomphe, étaient assez nobles, pour que vous vous résignassiez à votre sort, sans vous soucier de savoir si l’hymen que vous acceptiez, vous apporterait le bonheur ou le malheur ! Qu’importe ? La volonté d’un père inspirée par l’amour de la patrie est un impératif catégorique auquel Mỵ Châu devait obéissance.  La voici épouse d’un homme à qui elle offrait son amour et sa foi ! Elle ne cherchait pas à connaître les secrets de son âme, ni à pénétrer les mystères de ses sentiments et de ses intentions. Elle ne s’inquiétait pas des curiosités inattendues de son mari à l’égard des armements vietnamiens. Trọng Thủy n’était-il pas son mari, n’était-il pas devenu vietnamien, et n’est-il pas naturel qu’il s’intéressait à la défense nationale vietnamienne ? Elle lui ouvrit les portes de l’arsenal où son père cachait ses arcs et ses flèches à bout de cuivre auxquels il devait la victoire qu’il avait remportée sur les ennemis du royaume. Puis, un jour, Trọng Thủy disparut. Et puis, il revint à la tête d’une puissante armée. An Duơng Vuơng sortit ses armes et  pensait qu’une fois de plus, il allait remporter la victoire et ôter à l’ennemi la folie de commettre de nouvelles agressions contre le Vietnam. Mais cette fois-ci, les armes dont un génie avait enseigné la fabrication au roi, avouaient leur inefficacité, leur impuissance ! Quelqu’un les avait changées et remplacées par d’autres ! La bataille était donc perdue. An Duơng Vuơng  se vit forcé de prendre la fuite pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Mỵ Châu  était assise sur le même cheval que son père et quittait Cổ Loa avec lui.

Pendant que le cheval galopait ventre à terre, Mỵ Châu, aviez vous réfléchi sur ce qui s’était passé ? Vous étiez vous aperçue que Trọng Thủy n’était qu’un espion dont la mission était de voler les armes secrètes de sa belle famille, de trahir sa propre épouse, de jouer avec votre cœur, d’abuser de votre confiance, d’écraser votre amour sous le talon de fer de la perfidie, de la traîtrise. Vous n’avez rien à vous reprocher, vous vous êtes conformée à la morale traditionnelle en offrant à votre mari votre amour et votre foi. Le crime qu’a commis votre candeur ne met pas en cause la pureté de votre âme et l’innocence de vos sentiments. Toute la culpabilité pèse sur Trọng Thủy. Qu’il servît son pays, c’était son droit. Mais la morale humaine ne permet pas à son machiavélisme de profiter de l’amour que lui témoigne sa propre femme, de sa confiance naïve en lui, pour accomplir son forfait. Sa turpitude a prouvé la noirceur de son âme, il a accroché à son nom et à sa mémoire le blason de l’ignominie.

Soudain un cri déchira le silence du ciel et la paix de la terre. « An Duơng Vuơng, l’ennemi est assis derrière toi » ! Le roi arrêta son coursier. Le génie tutélaire du royaume Âu Lạc venait de lui apprendre la vérité cruelle sur sa défaite.  En un clin d’œil, il comprit tout. Un dilemme tragique entaillait son cœur.  Son devoir de roi exigeait le châtiment de la coupable. Mais comment un père pouvait-il se résoudre à tuer sa fille ? La conscience de plus d’un chef d’État saigne à chercher la solution d’un tel problème. Mais An Duơng Vuơng n’hésita pas : les intérêts de la patrie doivent l’emporter sur ceux de la famille. Et il abattit le glaive de la justice sur la tête de sa fille.

Pauvre Mỵ Châu ! Aucun Vietnamien qui viendrait à Cổ Loa ne pourrait résister à l’ensorcellement que provoque votre nom. On ignore tout de votre jeunesse et de votre beauté, mais on devine que comme toutes les filles d’Eve du Vietnam, vous pouvez vous prévaloir d’une taille fine, d’un visage clair aux yeux rayonnants de lumière et de douceur, au sourire  timide, des gestes menus et gracieux. Mais qu’importe votre visage dont la suavité et la distinction font le charme ? Au delà des limites de votre personne, des délicatesses de votre âme, des élégances de votre cœur,  ce qui obsède nos esprits, c’est de savoir par l’effet de quel miracle, de quelle prédestination, vous incarnez, des milliers d’années auparavant, le peuple vietnamien dont le sort, au cours des siècles, reflète, répète exactement le vôtre ?  Même parcours historique, mêmes errements, même confiance en des personnes étrangères ou nationales, dont l’honnêteté et la loyauté semblent garanties, et …mêmes trahisons, mêmes duperies, même fin lamentable dont le peuple, l’éternel dupé, reste l’éternelle victime ! Les régimes ont beau changer, à leur printemps, ils lancent les mêmes promesses qui font jubiler de joie les cœurs ivres d’espoir. Mais le temps passe, l’été arrive, puis l’automne, et bientôt l’hiver. Les feuilles vertes jaunissent, se dessèchent et tombent.  Et le peuple, berné une fois de plus, ramasse à pleines brassées les feuilles mortes, en allument un feu où il incinère ses espoirs déçus !

A la fin du XXè siècle, une cinquantaine d’années après la Révolution d’Août, pendant que les dragons du Pacifique prennent leur envol pour siéger à côté des pays riches, le Vietnam reste toujours le pays le plus pauvre du monde ! Ses larmes d’amertume se mélangent à celles versées par My Chau. Mais quand deux malheureux pleurent ensemble leurs mêmes infortunes, ils s’apitoient sur leur sort commun mais n’expliquent rien. Pour éclairer leur religion, et surtout chercher les causes de leurs souffrances, il faut que les savants docteurs du marxisme y apportent les lumières de leur analyse. Et en toute pertinence et honnêteté, et à condition qu’ils ouvrent grand leurs yeux pour voir tout ce que les gens du commun voient, et aperçoivent les tendances du monde moderne. Mais n’est-ce-pas postuler l’impossible ? En tout cas, souhaitons que le peuple place sa confiance avec plus de lucidité et de clairvoyance, pour éviter d’être roulé par des charlatans et bateleurs forains.

Décembre 1990
Nguyễn Mạnh Tường

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *